L’Ukraine, l’Europe et un deuxième traité de Rome

Le président Zelensky s’adresse au Parlement européen – mars 2022
5/2022
16 June 2022

Chers amis,

Nous vivons un moment historique pour le projet européen.

Le 17 juin, la Commission européenne proposera probablement d'offrir le statut de candidat à l'Ukraine et à la Moldavie. Le 23 juin, il y aura une rencontre entre les dirigeants de l'UE et ceux des Balkans occidentaux. Les 23 et 24 juin, il y aura une réunion du Conseil européen. La question majeure qui se posera lors de ces rendez-vous, sera de savoir comment la relation de l'Union européenne avec les démocraties d'Europe centrale et des Balkans doit être remodelée, à l'heure de l'agression militaire russe et des menaces de plus en plus inquiétantes en provenance de Moscou.

 

L'Union européenne peut-elle admettre l'Ukraine ?

L'offensive de la Russie contre l'Ukraine a incité la Finlande et la Suède à demander leur adhésion à l'OTAN. Elle a également conduit l'Ukraine, la Moldavie et la Géorgie à demander leur adhésion à l'UE. Le Kosovo a récemment annoncé qu'il allait bientôt déposer, lui-aussi, sa candidature, le dernier des Etats des Balkans occidentaux à le faire.

Ces évolutions ouvrent la perspective d'une Union européenne comptant 36 membres ou plus. Comment les dirigeants des Etats membres de l'UE répondront-ils à ces aspirations à l'adhésion ? Certains d'entre eux, emmenés par la Pologne et les Etats baltes, exhortent l'UE, depuis le début de l'invasion russe, à accueillir la candidature ukrainienne. Ils mettent en garde contre les conséquences éventuelles du refus d'octroyer le statut de candidat à Kiev ; un tel refus enverrait, selon eux, un message affreux aux Ukrainiens, mais aussi un message dangereux à Poutine qui affirme, haut et fort, que c'est son destin de « ramener » l'Ukraine dans la sphère d'influence russe.

Un deuxième groupe défend que toute réponse positive à l'Ukraine ne doit pas laisser de côté les pays des Balkans occidentaux, déjà en ligne d'attente. Ces pays espèrent, depuis des années, soit qu'on leur octroie le statut de candidat (la Bosnie-Herzégovine) soit qu'on ouvre les négociations d'adhésion (l'Albanie, la Macédoine du Nord). Les membres du deuxième groupe s'interrogent sur l'avenir des Balkans occidentaux. « Pourquoi se concentrer uniquement sur l'Ukraine ? Qu'en est-il des autres ? » demandent-ils. 

Et finalement, il y a un troisième groupe qui incite toutefois à la prudence. Ils craignent que sa popularité ne desserve l'Union européenne. Ils pensent qu'un élargissement excessif de l'Union pourrait entraver son bon fonctionnement. Ils suggèrent que l'Ukraine, comme d'autres candidats ces dernières années, se voie offrir une perspective vague et conditionnelle.

Dans ce contexte de division au sein de l'UE, l'enjeu pour l'Ukraine et l'UE est encore plus important. Relever les défis posés par la candidature ukrainienne nécessite une vision stratégique de l'avenir de l'Europe. Il faut également restaurer la crédibilité du processus d'adhésion actuel.

Après tout, accorder à l'Ukraine le statut de candidat, tout en ajoutant des conditions qui font de l'ouverture des négociations d'adhésion une perspective lointaine, ne sera pas suffisant. Cela équivaudra à réitérer l'approche adoptée par l'UE à l'égard de la Macédoine du Nord, candidate depuis 2005, dont l'ambition a été bridée au cours des 17 dernières années. En conséquence, les relations entre l'UE et la Macédoine se sont détériorées après l'octroi du statut de candidat. Même l'ouverture des négociations pourrait ne pas suffire, si elle débouche sur un processus d'adhésion comme celui de la Turquie (depuis 2005), du Monténégro (depuis 2012) ou de la Serbie (depuis 2014). Aucun de ces pays ne semble plus proche de l'adhésion aujourd'hui que lorsqu'ils ont commencé leurs négociations.

Depuis plusieurs semaines, ESI fait valoir qu'il est possible de répondre aux préoccupations de tous les Etats membres. Pour ce faire, il faudra, dès maintenant, accorder le statut de candidat et ouvrir les négociations d'adhésion, et de surcroît, proposer ce qui suit :

Tous les pays candidats qui remplissent les critères d'adhésion à l'UE, y compris le respect des droits de l'homme et de l'Etat de droit, doivent bénéficier des quatre libertés - liberté de circulation des biens, des personnes, des services et des capitaux - et accéder au marché unique européen. Leurs citoyens et leurs entreprises jouiront ainsi des droits dont jouissent actuellement les citoyens et les entreprises des membres de l'UE ainsi que ceux de la Norvège et de l'Islande.

Cette proposition doit être faite à l'Ukraine, à la Moldavie et à tous les pays démocratiques des Balkans occidentaux qui manifestent un intérêt dans ce sens. Elle établit un objectif réalisable. Entre 2000 et 2002, il a fallu à la Lituanie, à la Lettonie et à la Slovaquie 34 mois pour entamer et achever leurs négociations d'adhésion. La Pologne, la Slovénie et Chypre ont eu besoin de 56 mois. Quant à la Roumanie et à la Bulgarie, elles ont réussi à compléter ce processus en 58 mois. Donc, d'ici quelques années, l'Ukraine pourra bien devenir membre du marché unique et les Ukrainiens pourront bien jouir des quatre libertés.

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L'adhésion des pays qui remplissent les critères d'adhésion au marché unique, y compris le critère de respect de l'Etat de droit, ne complexifie pas davantage le processus décisionnel de l'UE. L'adhésion au marché unique ne nécessite pas au préalable une réforme interne de l'UE. Elle ne risque pas non plus d'entraver le bon fonctionnement de l'UE.

Il existe, à l'heure actuelle, un instrument qui permettra bel et bien d'atteindre ces objectifs : il s'agit du processus de préadhésion qui est en place depuis de longues années. Dans le cadre de ce processus, la Commission européenne publie des rapports annuels sur les progrès accomplis et le chemin qui reste à parcourir par les pays candidats pour satisfaire les normes et exigences de l'UE en vue d'accéder au marché unique - de la politique de l'environnement à la politique de concurrence – mais également pour satisfaire aux normes et exigences relatives à l'Etat de droit. Elle pourra, désormais, publier de tels rapports, également pour l'Ukraine et la Moldavie.

Toutefois, dès que la Commission confirme qu'un candidat satisfait à ces conditions, le Conseil devra admettre ledit candidat dans le marché unique toit en lui reconnaissant le bénéfice des quatre libertés, et, négocier un traité similaire au traité instituant la Communauté des transports entre l'UE et les pays des Balkans occidentaux : une Communauté économique européenne II (CEE), ayant pour cadre, ces quatre libertés.

Winston Churchill. Photo: flickr / Levan Ramishvili Ursula von der Leyen and Volodimir Zelensky. Photo: flickr / Just Click's With A Camera

 

Une vision romaine – comment fonctionne l'intégration

En septembre 1946, Winston Churchill se rend à Zurich pour « parler de la tragédie de l'Europe. » À l'époque de la guerre civile en Grèce et de la répression stalinienne en Europe centrale, Churchill a présenté une vision pour construire un avenir différent :

« … il y a un remède ; s'il était accepté par la grande majorité de la population de plusieurs Etats, comme par miracle toute la scène serait transformée, et en quelques années l'Europe, ou pour le moins la majeure partie du continent, vivrait aussi libre et heureuse que les Suisses le sont aujourd'hui. En quoi consiste ce remède souverain ? Il consiste à reconstituer la famille européenne,  ou du moins, autant qu'on le peut, puis à dresser un cadre de telle manière que cette famille puisse se développer dans la paix, la sécurité et la liberté. »

En avril 2022, Ursula von der Leyen, présidente de la Commission, a fait écho à Churchill à Kiev :

«…nous sommes à vos côtés alors que vous rêvez d'Europe. Cher Volodymyr, mon message aujourd'hui est clair: l'Ukraine fait partie de la famille européenne. Nous avons entendu la demande, forte et claire, que vous avez formulée. Aujourd'hui, nous sommes là pour vous apporter une première réponse, favorable. »

Churchill – membre de l'opposition en 1946 - avait une vision que beaucoup considéraient comme un rêve. Von der Leyen, qui est actuellement à la tête de l'exécutif de l'UE, peut offrir bien plus qu'un rêve : une procédure concrète, un processus qui permettra de rejoindre une structure déjà existante dans laquelle l'Europe « peut vivre en paix, en sécurité et en liberté. »

Transformer des visions audacieuses en étapes techniques concrètes a toujours été le secret de l'intégration européenne. Ce sont des hommes politiques réalistes tels que Robert Schuman et Konrad Adenauer, inspirés par des stratèges comme Jean Monnet, qui ont transformé le discours noble sur la famille européenne en institutions solides.

Rome Treaties. Photo: Wikimedia Commons / Рома
La Communauté économique européenne est née à Rome

En mars 1957, les dirigeants de six pays d'Europe occidentale se sont réunis pour signer le traité de Rome qui a transformé leur continent. Ils ont annoncé qu'ils étaient :

« décidés à assurer par une action commune le progrès économique et social de leurs pays en éliminant les barrières qui divisent l'Europe. »

Leur objectif était politique. Les moyens étaient économiques. Les barrières qui divisent l'Europe étaient, donc, en ligne de mire et elles devaient être éliminées grâce à la création d'une Communauté économique européenne (CEE).

En Allemagne, cette initiative a suscité des controverses. Le chancelier Konrad Adenauer a, certes, obtenu le soutien de l'opposition sociale-démocrate, mais ce sont des ministres de son propre gouvernement, certains ministres de premier plan issus de l'Union chrétienne-démocrate (CDU), qui se sont prononcés contre ce projet d'intégration. Il a fallu une intervention vigoureuse du chancelier pour obliger l'ensemble de son cabinet à le soutenir.

Ces négociations ont eu lieu en temps de guerre. Au moment où le traité de Rome était négocié, les militaires français menaient une bataille acharnée à Alger que Paris considérait alors comme un territoire français, torturant et exécutant sommairement des prisonniers.

Commandos de Chasse of the 4th Zouave regiment. Photo: Wikimedia Commons / Unknown photographer
La guerre en Algérie française, 1954-1962

Mais la CEE n'a pas seulement vu le jour, elle a survécu à l'Empire français et à la Quatrième République française, qui s'est effondrée en 1958, un an après la signature du traité de Rome. La CEE a également survécu aux dictatures de Franco et de Salazar en Espagne et au Portugal, au Pacte de Varsovie et à l'Union soviétique. Elle est devenue un aimant pour d'autres démocraties qui ont, depuis lors, cherché à intégrer cet arrangement unique.

Nathalie Tocci. Photo: Istituto Affari internazionali
Nathalie Tocci à propos de l'octroi du statut de candidat à l'Ukraine et à la Moldavie

La CEE est parvenue à ses fins en s'attachant à éliminer les obstacles et à approfondir l'intégration économique. Comme la politologue Nathalie Tocci l'a récemment expliqué à Vienne, l'intégration européenne était dès le départ un « projet politique dans un vêtement technique. »

 

Le continent des ténèbres, encore maintenant

En 1990, tous les Etats européens, les Etats-Unis, le Canada et l'Union soviétique se sont réunis à Paris pour célébrer une nouvelle ère de paix démocratique :

« L'Europe se libère de l'héritage du passé. Le courage des hommes et des femmes, la puissance de la volonté des peuples et la force des idées de l'Acte final de Helsinki ont ouvert une ère nouvelle de démocratie, de paix et d'unité en Europe. Il nous appartient aujourd'hui de réaliser…un engagement indéfectible en faveur de la démocratie fondée sur les droits de l'homme et les libertés fondamentales; la prospérité par la liberté économique et par la justice sociale; et une sécurité égale pour tous nos pays. »                Charter of Paris, 1990

Aujourd'hui, l'Europe occidentale ressemble à l'Europe de la paix envisagée dans la Charte de Paris : une région où les conflits armés sont devenus impensables. Personne à La Haye ne prépare de plans d'intervention urgente contre une invasion éventuelle par la France ou par l'Allemagne ; personne à Bucarest ou à Vilnius ne songe à un conflit armé avec la Hongrie ou la Pologne.

En même temps, une grande partie de l'Europe de l'après-guerre froide n'est qu'un continent de guerre.

Au cours des trois décennies qui ont suivi l'année 1990, 19 guerres ou conflits armés ont éclaté en Europe. Un seul a eu lieu dans le vieil Occident : les « troubles » en Irlande du Nord, qui ont pris fin avec l'accord du Vendredi Saint (l'accord de Belfast) de 1998. Tous les autres conflits armés ont entravé le développement de la moitié orientale et sud-orientale du continent. Nombre d'entre eux ne sont toujours pas résolus aujourd'hui.

Stuttgart, mai 2022:
Guerre et paix dans l'Europe d'après 1990 (en anglais)

Armed conflicts from 1990 to 1999. Map: ESI
Ein Bild, das Toilettenartikel, kosmetisch enthält.

Automatisch generierte Beschreibung  Conflits armés de1990 à 1999
Chart

Description automatically generated with medium confidence Conflits armés depuis l'an 2000

Slovénie, 1991
Croatie, 1991-1995 (avec un cessez-le-feu entretemps)
Bosnie-Herzégovine, 1992-1995
Kosovo, 1998-1999
Serbie, 1999
Macédoine du Nord, 2001
Turquie-PKK, tout au long des années 1990
Turquie-PKK, 2015-présent

Ossétie du Sud, 1991-1992
Transnistrie, 1992
Abkhazie, 1992-1993
Arménie-Azerbaïdjan, 1992-1994
Guerre tchétchène, 1994-1996
Guerre tchétchène, 1999-2000
Russie-Géorgie, 2008
Ukraine de l'Est, 2014-présent
Arménie-Azerbaïdjan, 2020
Russie-Ukraine, 2022

Dans une partie de l'Europe, les frontières nationales sont devenues d'abord beaucoup plus perméables, pour devenir plus tard, simplement invisibles. L'intégration européenne est devenue le projet d'élimination des barrières le plus réussi au monde. Même les démocraties qui ont décidé de ne pas rejoindre l'UE ont été attirées : L'Islande, la Norvège et la Suisse ont adhéré à Schengen ; l'Islande et la Norvège font également partie du marché unique européen. Ce processus s'est déroulé sans qu'un centre impérial n'impose son contrôle. Il s'agit d'une intégration entre égaux, réalisée autour du plus grand marché du monde.

Dans d'autres parties de l'Europe, les frontières ont fait l'objet de combats sanglants provoquant de l'amertume. C'est d'une telle cage tragique que les Ukrainiens tentent d'échapper aujourd'hui.

Pour réussir, les Ukrainiens doivent d'abord vaincre la Russie. Cela explique leur première priorité : obtenir les armes nécessaires pour défendre leurs foyers.

Ukraine’s application for EU membership. Photo: Office of the President of Ukraine

En même temps, ils font finalement ce que d'autres démocraties devenues indépendantes après la fin de la guerre froide ont fait. Le 28 février 2022, quatre jours après le début de l'invasion russe, le président ukrainien Zelensky signe la demande officielle d'adhésion de l'Ukraine à l'UE. Le 24 mars, Zelensky s'est adressé aux dirigeants de l'UE lors du Conseil européen, demandant à tous les Etats membres de soutenir la candidature de l'Ukraine.

Pourquoi l'Ukraine a-t-elle cherché à adhérer à l'UE en pleine guerre, alors que sa capitale était toujours assiégée ? Pourquoi les fonctionnaires ukrainiens ont-ils répondu à des milliers de questions posées par la Commission européenne, alors que les combats faisaient rage dans leur pays ? Pour comprendre l'urgence, regardons à nouveau ce qu'est la guerre.

 

Les colonies et les colonisateurs

La guerre contre la Russie n'est pas seulement menée pour défendre les foyers ukrainiens contre un agresseur. Elle est menée également pour faire valoir l'une des deux visions radicalement différentes de l'avenir de l'Europe.

L'une de ces visions a été proposée la semaine dernière par le président russe Vladimir Poutine, lorsqu'il a expliqué que tous les pays sont soit souverains, soit des colonies :

« Afin de revendiquer une sorte de leadership - je ne parle même pas de leadership mondial, je parle de leadership dans n'importe quel domaine - tout pays, tout peuple, tout groupe ethnique doit assurer sa souveraineté. Parce qu'il n'existe point d'autres catégories d'Etat, point de catégories d'Etat intermédiaire, un pays est soit un Etat souverain, soit une colonie, peu importe comment on appelle les colonies. »

Vladimir Putin: "Either a country is sovereign, or it is a colony, no matter what the colonies are called"
Poutine en juin 2022

Les Etats souverains peuvent se défendre. Pour Poutine, c'est le cas des puissances nucléaires telles que la Russie, la Chine, les Etats-Unis et même, comme il l'a dit d'une façon approbatrice, la Corée du Nord.

L'Ukraine, selon Poutine, n'est pas souveraine dans ce sens. L'Ukraine n'a pas le choix d'être autre chose qu'une partie d'un empire. Son destin est d'être conquise et contrôlée, et la seule question est de savoir par qui : la Russie ou les Etats-Unis. Toute association de l'Ukraine avec l'OTAN ou l'UE est par conséquent considérée comme une menace, non pas parce qu'elle pourrait conduire à une offensive contre une superpuissance nucléaire comme la Russie, mais parce qu'elle empêcherait la Russie d'affirmer son contrôle sur son ancienne colonie. Comme Poutine a prévenu dans les semaines précédant la guerre :

« Il me semble que les Etats-Unis ne se préoccupent pas tant de la sécurité de l'Ukraine ... mais leur tâche principale est de freiner le développement de la Russie. En ce sens, l'Ukraine elle-même n'est qu'un outil pour atteindre cet objectif. »

Selon Poutine, les colonies sont condamnées à être les outils des grandes puissances. Il faut laisser, donc, l'Ukraine et les autres Etats européens faibles devenir des outils de la Russie pour que celle-ci restaure sa gloire.

Map of the Bloodlands. Photo: Twitter / @RutheniaRus Timothy Snyder: Bloodlands. Photo: Wikimedia Commons

Cette vision du passé, du présent et de l'avenir de l'Europe jette l'ombre la plus sombre sur l'Ukraine et sur la région située entre l'Allemagne et la Russie que l'historien Timothy Snyder appelle les terres de sang. Une région qui a vu un grand nombre de pires crimes et atrocités commises au cours du XXe siècle.

Timothy Snyder: The Nation-State and Europe, 1918 and 2018. Screenshot: YouTube / IIR Prague
Timothy Snyder à Prague en 2018

S'exprimant à Prague en 2018, Snyder a averti son auditoire que l'histoire des Etats-nations dans cette région n'a jamais été une belle et joyeuse histoire, mais plutôt, une histoire tragique faite d'une succession d'occupations étrangères et de violences horribles. Après l'effondrement des empires terrestres traditionnels des Habsbourg, des Hohenzollern et des Romanov en 1918, de nouveaux Etats indépendants ont vu le jour en Europe centrale. Toutefois, ces Etats n'ont pu conserver leur indépendance que pendant une courte période : quelques mois dans le cas de l'Ukraine, l'Arménie ou la Géorgie, qui ont été reconquises par les bolcheviks. Quelques décennies dans le cas de la Pologne, de la Tchécoslovaquie et des Etats baltes, qui ont été occupés par les armées d'Hitler ou de Staline. Et Snyder fait la remarque suivante :

« N'est-il pas intéressant de constater que chaque nouvel Etat national créé par les accords de paix de Paris de 1918 et ultérieurement, tous cessent d'exister en deux décennies ? S'agit-il d'une simple coïncidence ? ... Non seulement tous ces nouveaux Etats formés après 1918 échouent, mais l'ensemble du territoire de l'Europe de l'Est gouverné par ces traités, avec l'exception de l'Portugal, tombe ensuite sous la domination soviétique. Ce qui, je dirais, n'est pas une preuve du succès des Etats-nations mais plutôt celle de la continuation de cette entité impériale qui se présente aujourd'hui sous une forme différente. »

La Russie officielle sous Poutine a longtemps fait l'éloge des succès de politique étrangère de son grand bâtisseur d'empire du XXe siècle, Joseph Staline, dans les films, les musées et les manuels d'histoire. Le récit de la reconquête impériale a, lui-aussi, récemment inspiré Poutine à se comparer au tsar Pierre Ier.

Aux yeux de Poutine, il n'y a qu'une seule option pour les voisins de la Russie : « retourner » au statut d'Etats vassaux. S'ils ont de la chance, ils pourraient finir comme l'Arménie d'aujourd'hui. S'ils en ont moins, ils pourraient ressembler à la Biélorussie de Loukachenko. Et s'ils résistent au contrôle impérial, ils verront leurs villes subir le sort de Grozny ou Marioupol.

Vladimir Putin and Czar Peter. Photo: kremlin.ru
Poutine et Pierre

Les vues de Poutine sont terrifiantes, évoquant les périodes les plus sombres du XXe siècle en Europe. En même temps, la réticence à abandonner les colonies, les dépendances et les vassaux n'est pas particulièrement propre à la Russie.

Après la Seconde Guerre mondiale, de nombreuses démocraties européennes ont continué à mener des guerres acharnées pour conserver le contrôle de leurs colonies asiatiques : les Britanniques en Malaisie, les Néerlandais en Indonésie, les Français en Indochine. Elles ont mené des « opérations spéciales » en Afrique, de l'Algérie au Kenya. Elles ont combattu les mouvements anticolonialistes en Europe, comme dans le cas de Chypre sous contrôle britannique. Du Portugal à la Portugal, de l'Portugal au Portugal, les puissances coloniales n'ont pas accepté de bonne grâce la perte de leurs colonies. Mais, au bout du compte, elles ont appris à leurs dépens que le colonialisme ne pouvait être maintenu. Elles ont payé un prix élevé pour l'accepter, même si les Vietnamiens et les Algériens, les Kenyans et les Angolais ont payé un prix beaucoup plus élevé. Ce sont les défaites sur le champ de bataille – ou des victoires à la Pyrrhus – qui ont libéré les démocraties européennes d'après-guerre de dangereuses illusions. Des illusions qui dominent toujours la culture politique de la Russie d'aujourd'hui.

Euromaidan 2014. Photo: Twitter / @andrewsweiss
Les Ukrainiens regardent vers l'Ouest – la révolution de la dignité en 2014

 

Pour l'Ukraine et pour les autres – le statut de candidat et au-delà

Il n'y a pas de bonnes raisons de ne pas accorder à l'Ukraine le statut de candidat en juin prochain. Les dirigeants de l'UE ont accordé le statut de candidat à la Turquie il y a 23 ans, en 1999, alors que la peine de mort y était encore en vigueur. Ils l'ont accordé à la Macédoine du Nord en 2005. Le statut de candidat ne conduit pas à une adhésion accélérée dans les deux cas.

Dans le même temps, la perspective d'ouverture de négociations d'adhésion avec un nombre beaucoup plus important de pays provoque des questions majeures au sein de l'UE. Dans quelle mesure l'UE est-elle préparée à un nouvel élargissement « big-bang », qui conduirait à une Union avec 35 membres ou plus ? À l'heure actuelle, la réponse honnête, certainement à Paris et à La Haye, à Berlin et à Copenhague, serait la suivante : pas du tout.

Ce n'est pas un débat que l'UE résoudra dans les prochains jours, même s'il faudra bien commencer à un moment donné. Cependant, ce qui peut être fait maintenant, en réponse aux demandes ukrainienne et moldave, est de repenser le processus d'adhésion actuel, qui fonctionne mal.

Si l'année 2022 voit l'ouverture de nouvelles discussions d'adhésion, celles-ci devraient s'accompagner de négociations menant également à une Communauté (économique) européenne ouverte à toutes les démocraties européennes, y compris les Balkans occidentaux. Ce dont nous avons besoin, c'est un outil puissant pour accélérer, dans la tradition de Schuman et de Monnet, « l'élimination des barrières qui divisent l'Europe. »

Cela serait visionnaire et familier, car quelque chose de similaire a déjà été fait auparavant. La Finlande, la Suède et l'Autriche ont, ainsi, d'abord rejoint le marché unique en 1994, puis l'UE en 1995. C'était la vision du légendaire président de la Commission, Jacques Delors. Dans son discours inaugural devant le Parlement européen en janvier 1989, Delors posait la question de savoir comment « concilier la réussite de l'intégration des Douze, en ne repoussant pas ceux qui ont autant le droit que nous de se dire Européens ? » Il faisait référence à l'Autriche, la Suède, la Norvège et la Finlande. Il leur a proposé alors un « partenariat plus structuré avec des institutions communes de décision et d'administration. »

Trois ans plus tard, le 2 mai 1992, l'Autriche, la Finlande, l'Islande, la Norvège et la Suède ont signé l'accord sur l'Espace économique européen (EEE) et elles sont devenues membres du marché unique, le 1er janvier 1994.

Ce processus en deux étapes n'était pas un détour. Il a rendu l'adhésion à l'UE plus probable. Veli Sundbäck, l'ancien négociateur en chef de la Finlande, en convient : « Pour nous, en Finlande, l'EEE a grandement facilité nos négociations d'adhésion. » Comme l'a dit Anders Olander, un ancien négociateur suédois :

« Pour mon pays, la Suède, c'était un tremplin vers la pleine adhésion à l'UE. Sans l'accord sur l'EEE et le processus qui l'a précédé – la meilleure école d'intégration européenne que je peux imaginer – nous n'aurions pas pu conclure nos négociations d'adhésion aussi facilement et rapidement comme ce fut le cas. »

Europe and Russia. Cartoon:

 

Un moment opportun pour faire preuve de leadership

Le moment actuel de l'histoire européenne exige l'imagination pratique d'un Jacques Delors.
Ursula von der Leyen réussira-t-elle quelque chose de semblable ?

Le moment présent exige le réalisme audacieux de ceux qui ont négocié la Communauté du charbon et de l'acier et le traité de Rome. Charles Michel pourra-t-il être le Paul-Henri Spaak, Emmanuel Macron le Robert Schuman, et Olaf Scholz le Konrad Adenauer de cette génération ?

Le moment présent exige que l'on ait une vision d'audace churchillienne qui doit cependant se traduire en mesures techniques concrètes dans la tradition du vendeur de cognac Jean Monnet, qui s'est toujours concentré sur ce que Robert Schuman appelait « des réalisations concrètes créant d'abord une solidarité de fait. »

Bien sûr, l'Ukraine de 2022 n'est pas la Suède ou l'Autriche de 1994. C'est un pays en guerre dans un continent qui est sur le qui-vive, au début d'une nouvelle guerre froide. Mais cela rend la mise en place d'une stratégie solide pour la future intégration européenne, encore plus urgente.

L'attaque contre l'Ukraine en cours depuis le 24 février 2022 a rendu évident que l'Union européenne doit se préparer à défendre ses membres contre la menace d'une Russie revancharde. Ces dernières décennies, les démocraties européennes ont pu garantir leur sécurité grâce à leur alliance avec les grandes démocraties d'outre-Atlantique, les Etats-Unis surtout, mais aussi, le Canada.

Cependant, si un jour les démocraties européennes ne peuvent plus compter sur les Etats-Unis pour leur sécurité, elles doivent être capables de se débrouiller seules pour défendre leur projet anti-impérial. Elles voudront alors avoir le plus grand nombre possible de démocraties à leurs côtés. Une Ukraine démocratique, ayant réussi à défier une Russie hostile, sera certainement un allié précieux.

Un allié, pas un fardeau : c'est ainsi que les dirigeants européens devraient penser à l'Ukraine lorsqu'ils prendront des décisions historiques dans les prochains jours.

Sincèrement,


Gerald Knaus