De nouveau 47 ? La Russie dehors, le Kosovo membre
Chers amis,
Il est frappant de constater à quel point la Russie et le Kosovo sont traités différemment par les gouvernements des Etats membres du Conseil de l'Europe ces dernières années.
La Russie, superpuissance nucléaire comptant 146 millions d'habitants et dont la masse continentale s'étend sur neuf fuseaux horaires, rejoint le Conseil de l'Europe en 1996. C'est après son admission à cette organisation qu'elle a fait la guerre en Tchétchénie (1999-2000), envahi la Géorgie (2008), annexé la Crimée (2014), déclenché la guerre dans l'est de l'Ukraine (depuis 2014), bombardé des civils en Syrie (depuis 2015), et attaqué l'Ukraine toute entière en février 2022.
Le Kosovo, l'une des plus petites démocraties d'Europe avec une population de moins de 2 millions d'habitants, dont le territoire représente 0,05 % de celui de la Russie, a déclaré son indépendance en février 2008. Il est reconnu par une grande majorité des membres du Conseil de l'Europe (34 sur 46).
La Cour internationale de Justice
En octobre 2008, l'Assemblée générale des Nations unies a posé une question simple à la Cour internationale de Justice (CIJ) siégeant à La Haye : "La déclaration unilatérale d'indépendance des institutions provisoires d'administration autonome du Kosovo est-elle conforme au droit international ?" En juillet 2010, la CIJ a conclu que "la déclaration unilatérale d'indépendance du Kosovo adoptée le 17 février 2008 n'a pas violé le droit international".
Contrairement à la Russie, le Kosovo a toujours connu des transferts pacifiques du pouvoir politique à la suite d'élections libres et justes. Contrairement à la Russie, le Kosovo indépendant n'a jamais eu de prisonniers politiques. Contrairement à la Russie, il n'a pas mené de guerre.
Et pourtant, pendant de nombreuses années, les gouvernements successifs du Kosovo ont été vivement découragés par les membres du Conseil de l'Europe de déposer une demande d'adhésion. Le résultat : Le Kosovo est dehors. Il est aujourd'hui la seule démocratie européenne à ne pas être membre du Conseil de l'Europe.
L'invasion de l'Ukraine par la Russie
L'invasion récente de l'Ukraine par la Russie, doublée des menaces proférées par les dirigeants russes à l'encontre d'autres Etats membres du Conseil de l'Europe, a finalement fait déborder le vase.
Le 15 mars dernier, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe a adopté un avis. Elle a estimé que la Fédération de Russie ne pouvait plus faire partie de l'Organisation. La décision a été prise à l'unanimité. Le même jour, le gouvernement russe a annoncé son retrait.
Après plus d'un quart de siècle passé en tant que membre, la Russie est finalement exclue du Conseil de l'Europe. Peu de temps après, le gouvernement du Kosovo a annoncé son intention d'y adhérer pour prendre la place de la Russie en tant que 47e membre. Le 12 mai, à Strasbourg, le ministre des affaires étrangères du Kosovo a effectivement déposé la demande d'adhésion de son pays.
Ce qui devrait se passer prochainement
Que se passera-t-il maintenant ?
Si le Kosovo est traité comme d'autres pays l'ont été dans le passé, il se passera ce qui suit.
La demande du Kosovo se trouve déjà devant le Comité des Ministres qui réunit régulièrement les représentants des 46 Etats membres actuels. Elle sera ensuite transmise à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (APCE).
Des rapports approfondis y seront sollicités, afin d'évaluer si le Kosovo remplit les critères. Sur le fondement de ces rapports, l'APCE, puis le Comité des Ministres, devront se prononcer sur la demande.
La prochaine étape est évidente. Un vote du Comité des Ministres est nécessaire lors de sa prochaine réunion pour transmettre la demande à l'APCE, où le vrai travail commencera.
Le 4 mai 1992, après le renversement de la dictature communiste à Tirana, l'Albanie a demandé à adhérer au Conseil de l'Europe. Le 21 mai 1992, peu après, le Comité des Ministres a demandé à l'APCE de donner un avis.
Le 9 novembre 2000, après le renversement de Slobodan Milosevic à Belgrade, la République fédérale de Yougoslavie a demandé à adhérer au Conseil de l'Europe. Le 22 novembre 2000, le Comité des Ministres a demandé à l'APCE de donner un avis.
La transmission de la demande du Kosovo par le Comité des Ministres - les 46 gouvernements - à l'APCE - les parlementaires - ne doit donc pas durer longtemps. Cela doit se faire le 20 mai à Turin, lors de la prochaine réunion du Comité des Ministres à laquelle participeront les ministres des affaires étrangères des Etats membres du Conseil de l'Europe.
Turin
Aujourd'hui, c'est l'Italie qui préside le Comité des Ministres. Luigi di Maio, le ministre italien des affaires étrangères, s'est souvent prononcé dans le passé, en faveur de l'intégration du Kosovo dans les institutions européennes.
Lors d'une visite au Kosovo en juin 2021, Luigi Di Maio a déclaré : "L'Italie est fermement convaincue que l'avenir du Kosovo se trouve en Europe et nous continuerons à faire entendre notre voix à Bruxelles sur les différentes questions à l'ordre du jour."
De nombreux autres gouvernements se sont, eux-aussi, exprimés dans le même sens.
Lors d'une visite du premier ministre du Kosovo à Paris en juin 2021, le président français Emmanuel Macron a déclaré : "Le Kosovo, comme tous les pays des Balkans occidentaux, a vocation, le moment venu et lorsque les conditions seront pleinement remplies, à adhérer à l'Union européenne."
L'adhésion au Conseil de l'Europe - et donc l'acceptation de la Convention européenne des droits de l'homme - a toujours été exigée avant l'adhésion à l'Union européenne.
La France doit, dès lors, être favorable à l'évaluation que doit faire l'APCE afin de déterminer si les conditions pour une telle adhésion sont réunies.
Lors d'une visite au Kosovo en mars 2022, la ministre allemande des affaires étrangères, Annalena Baerbock, a salué "l'orientation réformatrice particulièrement forte" du nouveau gouvernement du Kosovo : "Le Kosovo a tenu ses promesses. Maintenant, c'est à l'Union européenne de tenir les siennes."
Olaf Scholz et Albin Kurti à Berlin
Lors d'une visite à Berlin du premier ministre du Kosovo en mai 2022, le chancelier allemand Olaf Scholz a fait l'éloge de ce pays tout en lui promettant le soutien de l'Allemagne :
"Le Kosovo a pris très tôt une position claire sur toutes les questions internationales, en coordination avec l'UE, et il soutient les sanctions contre la Russie. Cela mérite une grande reconnaissance... Les Balkans occidentaux appartiennent à l'Europe. A l'avenir, tous ses pays devront également appartenir à l'Union européenne. Cela inclut, bien sûr, le Kosovo, dont l'Allemagne a soutenu et soutient toujours, de toutes ses forces, la reconnaissance internationale."
Ainsi, à l'instar de l'Italie et de la France, l'Allemagne doit, elle aussi, être favorable à l'évaluation que doit faire l'APCE afin de déterminer si les conditions d'adhésion du Kosovo à la plus ancienne organisation des droits de l'homme d'Europe sont remplies.
Deux poids, deux mesures à Strasbourg
Il est toutefois crucial que la prochaine étape soit franchie à Turin ce mois-ci, lors de la session ministérielle du 20 mai.
Les ministres ne se réunissent qu'une fois par an. Et, il est vrai que les délégués des ministres - les ambassadeurs à Strasbourg - peuvent adopter des décisions sur tous les sujets lors de leurs réunions hebdomadaires régulières.
Mais lors de ces réunions, n'importe quel pays peut insister pour qu'un point soit « en raison de son importance politique, traité par le Comité des Ministres siégeant au niveau ministériel. » (article 2, Règlement intérieur des réunions des Délégués des Ministres ).
Cela signifie que si aucune décision n'est prise lors de la réunion du 20 mai, le traitement de la demande peut facilement être retardé par un seul Etat membre pendant toute une année.
En revanche, lors de la réunion ministérielle de Turin, une « majorité des deux tiers des représentants ayant le droit de siéger au Comité » est requise pour la transmission de la demande du Kosovo à l'APCE (article 20, Statut du Conseil de l'Europe).
34 des 46 Etats membres du Conseil de l'Europe ont reconnu l'indépendance du Kosovo. D'autres, comme la Grèce, ont soutenu l'adhésion du Kosovo aux institutions internationales, même en l'absence d'une telle reconnaissance.
31 voix sont nécessaires au Comité des Ministres à Turin pour transmettre la demande à l'APCE.
Les votes sont là. Les précédents sont là. Les promesses sont là. Mais, la question, elle aussi, elle est là : cette transmission, se fera-t-elle vraiment ?
Des pays comme l'Allemagne et la France pensaient-ils vraiment ce qu'ils ont dit aux dirigeants du Kosovo ces derniers mois ?
Ou bien, ce double standard ayant, d'une part, permis à la Russie de rester au sein du Conseil de l'Europe malgré des violations massives des droits de l'homme, et de l'autre, empêché le Kosovo de demander son adhésion, va-t-il se poursuivre ?
En octobre 2018, le ministère allemand des affaires étrangères a envoyé une note interne à ses diplomates, dans laquelle il affirmait que les ambassades allemandes devaient pousser les autres pays à faire les concessions que la Russie de Poutine exigeait pour continuer à payer les contributions obligatoires qu'elle devait au Conseil de l'Europe. Selon la position du ministère allemand des affaires étrangères à l'époque, le risque de voir la Russie quitter un jour le Conseil de l'Europe équivalait à "une crise existentielle" :
Le rôle de la Russie au sein du Conseil de l'Europe
- Le Conseil de l'Europe se dirige vers une crise existentielle. La Russie risque de voir l'ensemble de ses droits suspendus à la mi-2019 si elle ne se remet pas à payer ses contributions au Conseil. La fin de son adhésion ne serait alors plus à exclure. Les forces politiques les plus importantes de tous les Etats membres doivent en être conscientes et faire tout ce qu'elles peuvent pour éviter ce scénario, comme le fait le gouvernement allemand.
- Pourquoi faisons-nous cela ? Sans la Russie et ses quelque 144 millions d'habitants, les avantages qu'offrent le Conseil de l'Europe, en tant que plus ancienne organisation paneuropéenne, par rapport à d'autres acteurs tels que l'UE seraient peu convaincants. D'autres pays comme la Turquie et l'Azerbaïdjan pourraient être tentés de suivre l'exemple de la Russie.
Le mémo soulignait l'importance, pour les citoyens russes, de la conservation de la possibilité d'accès à la Cour européenne des droits de l'homme.
- Mais surtout, le Conseil de l'Europe et ses institutions jouent un rôle majeur dans la promotion des droits de l'homme, de l'Etat de droit et de la démocratie dans tous ses Etats membres, y compris la Russie. Plus important encore, les habitants de la Russie n'auraient pas accès à la Cour européenne des droits de l'homme si le pays ne faisait plus partie du Conseil de l'Europe.
Cependant, dans le cas de la toute récente demande d'adhésion du Kosovo, un mémo interne allemand envoyé aux membres de l'APCE en avril 2022 suggérait que, formellement, le Kosovo ne pouvait même pas formuler une telle demande ; qu'il devrait être invité sur la base d'un consensus de tous les membres ; qu'un tel consensus était inconcevable en raison de l'opposition serbe ; et qu'il valait mieux proposer au Kosovo - en consultation ("Abstimmung") avec la Serbie - des alternatives à l'adhésion.
Dans ledit mémo, figure une telle alternative qui consiste à faire admettre le Kosovo en tant que membre associé, "comme la Sarre."
Il s'agit d'une comparaison remarquable.
Entre 1950 et 1957, la Sarre était un protectorat français. Les partis pro-allemands (comme l'Union chrétienne-démocrate) n'avaient pas le droit de se présenter aux élections. Elle n'a jamais été un Etat souverain. En 1957, la Sarre a été incorporée à la République fédérale d'Allemagne sous le nom de "Saarland". Comment la Sarre peut-elle être un modèle pour un Etat souverain ?
Le paradoxe est que, si ces dernières semaines, certains diplomates allemands à Strasbourg ont affirmé lors de réunions avec d'autres diplomates que la demande d'adhésion du Kosovo ne devait pas être traitée comme celle de l'Albanie en 1992 et celle de la Serbie en 2000, la position officielle de l'Allemagne est en faveur d'un soutien plein et entier du Kosovo. Ce qui soulève la question suivante : qui fait la politique étrangère allemande ?
Le 4 mai, le gouvernement allemand a répondu à une question posée à ce sujet par un membre allemand de l'APCE : Andreas Michaelis, secrétaire d'Etat au sein du ministère des affaires étrangères, a clairement indiqué que "le gouvernement fédéral soutient l'adhésion de la République du Kosovo au Conseil de l'Europe."
Il en va de même pour la plupart des parlementaires allemands membres de l'APCE. La demande du Kosovo bénéficie d'un fort soutien bipartisan de la part des membres du Bundestag appartenant aux partis au pouvoir ainsi qu'au principal parti d'opposition.
Frank Schwabe, du Parti social-démocrate d'Allemagne (SPD), qui préside le Groupe des Socialistes, démocrates et verts de l'APCE, a publié un tweet :
" Nous devons faire en sorte que le Kosovo se rapproche de l'Europe. Une bonne opportunité pour ce faire serait de l'admettre au sein du Conseil de l'Europe. De cette façon, nous perdons un membre, la Russie. Le Kosovo devient membre. Et nous restons à 47".
Knut Abraham, de l'Union chrétienne-démocrate (CDU), membre de la commission des affaires étrangères et de la commission des droits de l'homme au Bundestag, a demandé dans un communiqué de presse "au gouvernement fédéral de soutenir l'adhésion du Kosovo au Comité des ministres du Conseil de l'Europe". Konstantin Kuhle du parti libéral-démocrate (FDP) a également apporté son soutien à l'adhésion du Kosovo au Conseil de l'Europe qu'il juge comme une "contribution importante à la stabilité dans les Balkans occidentaux."
Après le dépôt de la demande d'adhésion du Kosovo, l'ambassadeur d'Allemagne au Kosovo a publié un tweet dans lequel il a écrit qu'il était "impatient de voir le Kosovo faire partie de la famille @coe du Conseil de l'Europe" tout en souhaitant "bonne chance pour la demande d'adhésion !". Manuel Sarrazin, représentant spécial du gouvernement allemand pour les pays des Balkans occidentaux, s'est rendu à Pristina pour rencontrer la ministre des affaires étrangères du Kosovo et l'a assurée du "soutien de l'Allemagne en faveur de la demande d'adhésion !".
Ces dernières semaines, les diplomates allemands ainsi que les diplomates de certains pays à Strasbourg ont avancé de nombreux arguments bizarres lors de réunions avec leurs collègues représentant d'autres Etats membres :
- La demande du Kosovo arrive "trop tôt" – alors que les membres allemands de l'APCE en ont discuté pendant des mois.
- La candidature du Kosovo divise trop le Conseil de l'Europe – alors que les membres du Conseil de l'Europe ont littéralement été en guerre les uns contre les autres ces dernières années (la Russie a attaqué la Géorgie et l'Ukraine ; l'Arménie et l'Azerbaïdjan se sont affrontés en 2021).
- Dans ses discussions avec la Serbie, le Kosovo doit se concentrer en priorité sur d'autres questions – alors que la Serbie est membre du Conseil de l'Europe depuis plus de deux décennies déjà.
Ce qu'il faut faire à Turin, c'est de transmettre à l'APCE une demande dont le but est d'offrir une protection des droits de l'homme à tous les citoyens du Kosovo, y compris à ses minorités.
C'est tout. Mais, si même cela ne se fait pas, à quoi bon répéter que le Kosovo a une vocation européenne ?
Il s'agit, en fait, d'un moment de vérité pour de nombreux pays européens qui ont longtemps prétendu soutenir les aspirations européennes du Kosovo. C'est aussi un moment de vérité pour le Comité des Ministres.
Laissons les démocraties européennes envoyer un signal fort depuis Turin: toute démocratie européenne doit avoir sa place au sein du Conseil de l'Europe. Il n'y aura jamais de meilleur moment que celui-ci pour le faire.
Sincèrement,
Gerald Knaus |
Kristof Bender |
Gerald Knaus