5 milliards pour sauver l’UE – La Pologne, les pingouins et l’État de droit

Bulletin d’ESI 8/2021

6 août 2021

5 milliards pour sauver l’UE – La Pologne, les pingouins et l’État de droit

« L’État de droit exige que « même les gardiens de la loi obéissent à la loi… Si vous maltraitez un pingouin dans le zoo de Londres, vous n’échapperez pas à la justice parce que vous êtes l’archevêque de Londres. »

            Tom Bingham, The Rule of Law

Chers amis,

Le 15 juillet, la Cour européenne de justice (CEJ) située au Luxembourg a rendu un arrêt historique qui fait état d’une « rupture structurelle » du système judiciaire polonais qui ne permet plus

« de préserver l’apparence d’indépendance et d’impartialité de la justice et la confiance que les juridictions se doivent d’inspirer dans une société démocratique ni d’écarter tout doute légitime, dans l’esprit des justiciables. »

La CEJ a confirmé ce que beaucoup, dont ESI, ont auparavant décrit dans de nombreux rapports détaillés : Aujourd’hui, la Pologne sert de test pour savoir s’il est possible de créer un système judiciaire dans un État membre de l’UE sans tribunaux indépendants, un système dans lequel les juges peuvent être récompensés ou punis par le gouvernement en fonction du contenu des décisions judiciaires rendues.

Dans une telle situation, le droit à un procès équitable ne peut plus être garanti et la confiance dans les jugements rendus par les tribunaux polonais -nécessaire pour leur reconnaissance par les tribunaux des autres États membres de l’UE- s’effrite. Et comme cela se fait fréquemment de nos jours en Pologne, lorsque les juges nationaux sont sanctionnés parce qu’ils s’adressent à la CEJ afin d’obtenir des conseils sur la manière d’appliquer le droit européen, c’est tout le système juridique européen qui part en lambeau. Dans toute l’UE, les tribunaux nationaux respectent et appliquent les jugements des tribunaux des autres États membres, qu’il s’agisse d’un litige commercial, d’un mandat d’arrêt européen ou d’une décision relative à la garde des enfants. Cette confiance entre les tribunaux rend possible la « libre circulation des décisions judiciaires. » Sans cette confiance, ni la création d’un marché unique ni l’abolition des frontières intérieures n’auraient été possibles. Le président belge de la CEJ qui est âgé de 66 ans, Koen Lenaerts, l’a dit sans ambages au début de 2020 : « sans indépendance judiciaire, les divers recours fondés sur le droit européen deviennent un tigre de papier. » Le dialogue entre les tribunaux nationaux indépendants et la CEJ est, selon Lenaerts, « la clé de voûte du système européen de protection judiciaire. » Et nous le savons, en l’absence de clé de voûte, les bâtiments s’effondrent.

Jusqu’à récemment, selon M. Lenaert, on supposait qu’en adhérant à l’UE, les États « resteraient attachés à la défense de la démocratie libérale, des droits fondamentaux et d’un gouvernement de lois et non d’hommes. Les développements récents montrent que cette hypothèse ne peut simplement pas être considérée comme acquise. »

La bataille pour l’État de droit

Il n’y a pas eu de rupture similaire ailleurs dans l’UE, y compris en Hongrie, à laquelle la Pologne est souvent paresseusement associée. Et aucun ministre de la justice dans l’UE n’a concentré autant de pouvoir entre ses mains que le Polonais Zbigniew Ziobro, l’architecte et le plus grand bénéficiaire de l’effondrement de l’État de droit dans son pays.

Ziobro a rapidement déclaré qu’il préférait se battre contre la CEJ et ignorer les traités européens plutôt que de céder le contrôle. Comme il l’a déclaré le 21 juillet, ces récents arrêts de la CEJ « ne sont pas contraignants pour les autorités polonaises qui agissent sur la base de la constitution polonaise. Se soumettre à ces arrêts serait manifestement illégal. » Il serait naïf d’espérer qu’un gouvernement polonais dont Ziobro est le ministre de la justice se conforme à l’arrêt de la CEJ.

NOUVEAU Inside the system Ziobro built

Document de référence d’ESI

Il serait tout aussi déraisonnable de croire que la CEJ accepte quelques corrections cosmétiques ou « une sorte d’accord », comme l’a récemment suggéré le premier ministre polonais. Les mesures cosmétiques et les faux compromis ne peuvent ni rétablir la confiance dans l’indépendance des tribunaux polonais ni résoudre les problèmes profonds reconnus dans l’arrêt rendu par la CEJ.

La plus haute juridiction de l’Union européenne se prépare à cette épreuve de force depuis des années. Elle a accumulé un bon nombre de munitions juridiques grâce à des arrêts décisifs rendus à partir de février 2018. Comme l’ont décrit deux grands experts, la CEJ a construit « brique par brique, une nouvelle série de principes et de normes pour aider les institutions de l’UE et les tribunaux nationaux à défendre plus efficacement l’État de droit. » L’arrêt du 15 juillet de la CEJ est clair sur ce qui est requis à cet égard. Il comporte quatre points essentiels :

Point 1 : L’État de droit est une valeur fondamentale, exprimée à l’article 19 du Traité de l’Union européenne.

« Un État membre ne saurait donc modifier sa législation de manière à entraîner une régression de la protection de la valeur de l’État de droit, valeur qui est concrétisée, notamment, par l’article 19 Traité de l’Union européenne. »

Point 2 : Les tribunaux indépendants sont d’une importance capitale pour l’État de droit.

« Cette exigence d’indépendance des juridictions, qui est inhérente à la mission de juger, relève du contenu essentiel du droit à une protection juridictionnelle effective et du droit fondamental à un procès équitable, lequel revêt une importance cardinale en tant que garant de la protection de l’ensemble des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union. »

Point 3 : Les règles régissant les tribunaux doivent écarter tout doute légitime quant à leur indépendance.

« les garanties d’indépendance et d’impartialité requises en vertu du droit de l’UE postulent l’existence de règles, notamment en ce qui concerne la composition de l’instance, la nomination, la durée des fonctions ainsi que les causes d’abstention, de récusation et de révocation de ses membres, qui permettent d’écarter tout doute légitime, dans l’esprit des justiciables, quant à l’imperméabilité de cette instance à l’égard d’éléments extérieurs et à sa neutralité par rapport aux intérêts qui s’affrontent. »

Point 4 : Les systèmes disciplinaires ne doivent PAS être utilisés afin d’exercer un contrôle sur le contenu des décisions judiciaires.

« S’agissant plus particulièrement des règles gouvernant le régime disciplinaire applicable aux juges, l’exigence d’indépendance…impose…que ce régime présente les garanties nécessaires afin d’éviter tout risque d’utilisation d’un tel régime en tant que système de contrôle politique du contenu des décisions judiciaires. »

La Cour de justice a également formulé cinq demandes concrètes :

Demande 1 : garantir l’indépendance de la nouvelle chambre disciplinaire

Demande 2 : mettre fin à l’abus des procédures disciplinaires pour contrôler le contenu des jugements

Demande 3 : créer un régime disciplinaire solide et prévisible

Demande 4 : mettre fin à l’utilisation abusive de ce régime qui permet d’harceler les juges que le ministère de la justice n’apprécie pas

Demande 5 : mettre fin aux pressions visant à empêcher les juges de s’adresser à la CEJ (par voie de « questions préjudicielles »)

Aujourd’hui, la bataille est engagée et les juges les plus éminents de l’Europe ont à la fois le droit et l’histoire de l’UE de leur côté.

Pourquoi il n’y aura pas de compromis

La détermination du gouvernement polonais à placer le système judiciaire sous son contrôle direct par tous les moyens disponibles ne fait désormais plus aucun doute. Et pourtant, certains observateurs ne voient toujours pas assez clairement la stratégie adoptée par le gouvernement polonais. Nous sommes déjà passés par là.

L’ex-banquier anglophone Mateusz Morawiecki, devenu premier ministre polonais en décembre 2017, est maître dans le jeu diplomatique consistant à faire semblant de négocier sans faire de concessions sur aucune question de fond. En janvier 2018, Morawiecki a rencontré Jean Claude Juncker, alors président de la Commission. Juncker a déclaré qu’il espérait « faire des progrès d’ici la fin du mois de février. » Le 14 février 2018, Juncker a répété : « Je pense qu’il y a de bonnes chances pour que les positions polonaises se rapprochent des nôtres. » Cependant, il n’y a eu aucun progrès. Rien n’a pu être réglé. En Pologne, un nouveau système disciplinaire visant à placer les juges sous le contrôle du gouvernement et miner la séparation des pouvoirs s’est ainsi développé à grande vitesse.

Le 22 mars 2018, le premier ministre polonais n’a pas mâché ses mots : « L’essence-même de la réforme, c’est-à-dire les points les plus importants, reste inchangée. Dans le même temps, nous examinons ce qui pourrait permettre à l’autre partie de dire : Oh, on peut arriver à un compromis avec la Pologne. » Le 3 avril 2018, Juncker a annoncé qu’il considérait les promesses de concessions du gouvernement polonais « avec beaucoup de sympathie. » Le même jour, le secrétaire d’État polonais aux affaires européennes a parlé à une radio allemande pour expliquer que Varsovie faisait des conscessions « sur des questions qui ne jouent aucun rôle central dans le système judiciaire. »

Début mai 2018, selon le Financial Times et d’autres médias internationaux, la Pologne offrait « de nouvelles concessions à l’UE sur les réformes juridiques. » La presse étrangère faisait, en effet, référence aux « concessions » présentées par le gouvernement polonais le 22 mars. Mais, en réalité il n’y avait eu aucune concession ! Le ministre polonais des affaires étrangères, Jacek Czaputowicz, avait admis à l’époque ce que son pays voulait faire, comme le démontrent ces mots qu’il a prononcés le 4 mai 2018 : « Nous voulons montrer une certaine ouverture face aux demandes de la Commission afin de clore ce dossier et de pouvoir traiter d’autres questions européennes importantes, comme le budget. » Plus d’un an après, dans un discours prononcé le 11 novembre 2019, le président Andrzej Duda s’en est pris aux juges de la Cour suprême qui à l’époque encore critiquaient la démarche du gouvernment. Il a déclaré : « Nous allons attendre jusqu’à ce qu’ils partent. »

C’est ce qui s’est précisément passé, et par conséquent, lorsque la CEJ a rendu son arrêt le mois dernier, elle avait affaire à :

  • un Conseil national de la magistrature, chargé de nommer les juges, composé de 25 personnes, dont la grande majorité étaient membres du parti au pouvoir ou nommées par celui-ci ; et
  • un système disciplinaire dans lequel le ministre de la justice nomme directement ou indirectement chaque personne impliquée dans l’enquête, les poursuites et le jugement concernant les plaintes disciplinaires contre les juges.

La voie à suivre – une sanction de 5 milliards d’euros

Dans le contexte actuel, les négociations n’aboutiront nulle part. De plus, elles ne sont certainement pas nécessaires. L’UE n’est pas impuissante : les traités eux-mêmes indiquent la voie à suivre.

Le 20 juillet, la vice-présidente de la Commission européenne, Vera Jourova, déterminée à voir l’arrêt de la CEJ appliqué, a fixé une échéance : « nous demanderons des sanctions financières si la Pologne ne remédie pas à la situation d’ici le 16 août. Les droits des citoyens et des entreprises de l’UE doivent être protégés de la même manière dans tous les États membres. Il ne peut y avoir de compromis sur ce point. »

La possibilité d’imposer des sanctions financières si les arrêts de la CEJ ne sont pas exécutés existe depuis 1993. La CEJ a imposé de telles sanctions à 37 reprises.

Le droit communautaire donne à la Commission le droit de proposer toute sorte de sanction financière. Il octroie également à la CEJ le droit de décider de l’amende à imposer ainsi que du montant qu’elle estime approprié. Calculé sur la base d’une formule élaborée par la Commission en 2005, le montant de ces sanctions a généralement été modeste. Pourtant, cette formule n’est pas immuable. Le traité de l’UE ne fixe pas non plus de limite supérieure. Les lignes directrices de la Commission précisent que l’objectif doit être de « veiller à ce que la sanction elle-même soit dissuasive pour faire arrêter l’infraction » et prévoient des amendes exceptionnelles « le cas échéant, dans des cas particuliers. »

NOUVEAU How infringement penalties are set – the case for 5 billion

Document de référence d’ESI

Jusqu’à présent, il n’y a encore jamais eu de cas d’infraction d’une telle importance concernant le système juridique de l’UE et la survie de l’État de droit. Ce constat justifie une sanction sans précédent dans l’histoire de l’UE. La Commission et la CEJ pourraient le faire sur la base d’un principe découlant de l’article 19 : chaque fois que la CEJ constate que le droit à une « protection juridique effective » par les tribunaux nationaux, garanti par l’article 19 du traité de l’UE, est violé par un État membre, et que celui-ci ne remédie pas à la situation, une sanction financière annuelle d’au moins 1 % du PIB du pays en question doit être imposée à l’égard de celui-ci. Dans le cas de la Pologne, dont le PIB est d’environ 520 milliards d’euros, cela équivaudrait à une amende de quelque 5,2 milliards d’euros par an. La Commission devrait donc proposer, et à son tour, la CEJ doit imposer à la Pologne une amende de 880 millions d’euros tous les deux mois jusqu’à ce que le gouvernement polonais applique l’arrêt du 15 juillet. Toutefois, si le gouvernement polonais s’engage, avant le 16 août, à appliquer l’arrêt pleinement et à abandonner son désir de placer les juges sous son contrôle, il n’y aura pas de sanction financière.

Un tournant pour l’Europe

C’est une grande chance à la fois pour la Pologne et pour l’UE, une chance qui permettrait de rétablir la séparation des pouvoirs en Pologne. L’application de l’arrêt de la CEJ du 15 juillet en Pologne mettrait fin à la perspective d’un Polexit juridique et rétablirait, à travers l’UE, la confiance dans les tribunaux polonais.

La mise en œuvre d’un principe découlant de l’article 19 renforcerait ainsi le système juridique de l’UE pour la prochaine génération. Aucun État membre de l’UE ne devrait plus jamais être tenté de détruire l’indépendance de ses tribunaux. Aucun État ne devrait non plus être tenté d’ignorer les arrêts de la CEJ sur une question aussi cruciale. Ce serait, donc, un tournant positif dans l’histoire de l’UE. Comme l’a dit Koen Lenaerts au début de 2020 :

« Aujourd’hui, les Européens sont confrontés à un moment décisif dans l’histoire de l’intégration […] le principe de l’indépendance judiciaire doit être préservé afin que l’UE reste une ‘Union de démocraties’, une ‘Union de droits’ et une ‘Union de justice’. Si la prochaine génération d’Européens veut explorer de nouveaux horizons pour une Union toujours plus étroite où les citoyens peuvent continuer à jouir d’une sphère de liberté individuelle débarassée de toute ingérence publique, une intégration qui se fait à travers le respect de l’État de droit par tous s’avère être la seule voie possible. »

Sincèrement,

Gerald Knaus

Twitter: @rumeliobserver

Lecture complémentaire :

Article 19 (1)

1.   La Cour de justice de l’Union européenne comprend la Cour de justice, le Tribunal et des tribunaux spécialisés. Elle assure le respect du droit dans l’interprétation et l’application des traités.

Les États membres établissent les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union.

Arrêt de la Cour de justice, Commission / Pologne, 15 juillet 2021

Un article remarquable rédigé par Koen Lenaerts sur ce qui est vraiment en jeu : New Horizons for the Rule of Law within the EU (2020)

Un excellent compte-rendu des développements récents par deux spécialistes éminents, Laurent Pech et Dimitry Kochenov : Respect for the Rule of Law in the Case Law of the European Court of Justice: A Casebook Overview, mai 2021

A lire également, Laurent Pech, Patryk Wachowiec et Dariusz Mazur: Poland’s Rule of Law Breakdown: A Five-Year Assessment of EU’s (In)Action, 2021

Un classique à lire absolument: Tom Bingham, The Rule of Law, 2011

Nouvelle publication d’ESI: Inside the system Ziobro built (août 2021)

Nouvelle publication d’ESI: How infringement penalties are set – the case for 5 billion (août 2021)

ESI et Batory: On the breakdown of the legal system in Poland (May 2018)

Réactions au plaidoyer d’ESI et de Batory en faveur de l’engagement des poursuites contre la Pologne devant la CEJ

Séance de réflexion d’ESI sur l’État de droit en Pologne, novembre 2019

ESI et Batory: On the need to take the Polish disciplinary regime to the ECJ (mars 2019)

ESI: On the need to confront the illiberal system Ziobro built (décembre 2019)

Gerald Knaus sur l’État de droit en Pologne,  « Diesmal geht es um alles », Der Spiegel, juillet 2021

Gerald Knaus sur l’argent européen et  la crise causée par l’état du pouvoir judiciaire en Pologne « Die EU muss aufhören, Autokraten wie Orbán bedingungslos zu subventionieren », Der Spiegel, avril 2020

Gerald Knaus sur le danger que représente l’évolution de la situation en Pologne pour l’avenir de l’Union européenne, « Eine Entwicklung viel gefährlicher als der Brexit », Der Spiegel, octobre 2020

NOUVEAU ESI: 70 years refugee convention – what now? (juillet 2021)

NOUVEAU Rumeli Observer: 22 years of ESI – looking back (juillet 2021)

NOUVEAU Rumeli Observer: Gerald Knaus and Jean Asselborn on refugees and EU borders (juillet 2021)

NOUVEAU Rumeli Observer: Debate on Azerbaijan and corruption with German MP Frank Schwabe (juillet 2021)